AU FIL DES JOURS

CriseS agricoleS

En France la crise agricole a éclaté dans une région, le Sud-ouest, fortement impactée par la sécheresse et une épizootie (la Maladie hémorragique épizootique MHE apparue chez les bovins), deux évènements qui ne sont pas sans rapport avec la crise écologique actuelle.

Ailleurs en Europe des manifestations d’agriculteurs ont pris pour cible le Pacte vert européen, cet ensemble de mesures qui a pour but le respect de l’accord de Paris sur le climat et qui englobe des objectifs de protection de la santé et de l’environnement. La stratégie « de la ferme à la fourchette » (« Farm to Fork ») était un des textes emblématiques de ce Pacte vert. Elle visait notamment une réduction de moitié de l’usage des pesticides en 2030, une hausse de la part des surfaces cultivées en bio à 25 %…Mais en novembre 2023, le projet de règlement sur l’usage durable des pesticides (SUR) est rejeté par le Parlement. Poussée des votes populistes dans plusieurs pays européens, élections européennes en ligne de mire et déni de la crise environnementale sont sans doute les déterminants de ce vote.

Pour autant la crise agricole est aussi une crise sociale : si beaucoup sont sous l’eau, beaucoup s’en sortent très bien, et beaucoup d’autres ont disparu ne l’oublions pas (avec encore une perte de 50 000 exploitants entre 2010 et 2020 (1). Le monde agricole n’est pas homogène et les revenus des agriculteurs sont extrêmement disparates, avec 18 % en dessous du seuil de pauvreté (2). Surtout il existe de fortes inégalités de revenus entre producteurs à l’intérieur de chaque filière (1). Or cette très inégale répartition des revenus est largement le résultat du mode d’allocation des aides européennes, celles de la PAC, l’essentiel des subventions étant alloué à la surface cultivée. Ce qui a pour effet d’entretenir une course à l’agrandissement des exploitations et l’élimination des structures moyennes (après la disparition des petites). A qui le tour ?

Les agriculteurs accusent aussi à raison les accords de libre échange : ce sont les fameux accords « viande contre voitures » qui se soucient de la souveraineté alimentaire, au Sud comme au Nord, comme d’une guigne, et pour lesquels ce sont les mesures qui permettent « de réguler les marchés agricoles, de stabiliser les prix, de constituer des stocks publics alimentaires qui sont dans le viseur au nom d’une concurrence « loyale » sur les marchés mondiaux »(3). Le Mercosur l’illustre de façon caricaturale et c’est aussi la multiplicité de ces accords (Nouvelle-Zélande, Australie, Inde…) qui pose problème.

Enfin il serait temps que les lois EGALIM concernant le prix des matières premières agricoles soient appliquées comme le dénonce Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne et éleveuse de vaches allaitantes dans le Morbihan :« Nous demandons que les produits agricoles ne puissent pas être vendus en dessous de leur prix de revient. Et que ce prix de revient tienne compte et des coûts de production, et de la rémunération du travail. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. » (4) ! On se permettra d’ajouter qu’un autre volet d’EGALIM devrait être mis en œuvre : les 20 % de bio dans les cantines !

Pour autant la détérioration des écosystèmes et en conséquence de la santé est aussi une réalité. En mai 2023, une étude du CNRS montrait que le nombre d’oiseaux a décliné de 25 % en 40 ans sur le continent européen, voire de près de 60 % pour les espèces des milieux agricoles. Et que l’agriculture intensive est la principale pression associée au déclin des populations d’oiseaux (5). Ce modèle agricole a aussi éliminé 76 % des insectes (6) et contaminé tous les milieux par les pesticides : les sols, l’air et l’eau. Avec des conséquences démontrée en terme de chute de la biodiversité, par l’expertise INRAE-IFREMER 2022 (7). Les résidus de pesticides et le cadmium des engrais phosphatés contaminent la chaîne alimentaire, si bien que la contamination de la population française par certaines classes de pesticides peut dépasser les 90 %. Un autre organisme de recherche scientifique, l’INSERM a montré lors de deux expertises (2013 puis 2021) les effets sanitaires sur les professionnels, premières victimes sans doute aucun, mais aussi sur la population générale (8). Faut-il le rappeler, 18 pathologies dont des cancers du sang et des maladies neurodégénératives, telles que la maladie de Parkinson, ont un lien avec l’exposition aux pesticides des professionnels. Chez les enfants des agriculteurs et agricultrices, après exposition pendant la grossesse leucémies, tumeurs du système nerveux central et malformations congénitales sont aussi reconnues liées à l’exposition aux pesticides pour ne citer que les pathologies pour lesquelles le niveau de preuve est le plus élevé. Les enfants de riverains ne sont pas épargnés : il a été mis en évidence des troubles du neurodéveloppement et augmentation du risque de leucémies et de tumeurs neuro-embryonnaires en fonction de la densité de vigne à proximité du domicile.
https://ehp.niehs.nih.gov/doi/10.1289/EHP12634

Face à cette situation le gouvernement a pourtant cédé (ou saisi l’occasion de mettre en œuvre?) aux « demandes» de la FNSEA. Mais le mot est faible, car son Président a précisé qu’elles ne sont « pas une base de négociation » (9)…Passons sur le fait que cette organisation qui a largement promu le système actuel, espère surfer sur la crise en faisant des bouc-émissaires de l’écologie et des mesures environnementales et intéressons-nous aux mesures concernant les pesticides. Concernant les reculs sur des questions environnementales aussi importantes que celle des haies, des jachères et du contrôle des mesures environnementales assuré par l’OFB (Office français de la biodiversité), reportons-nous au communiqué de la LPO (10).

Le gouvernement a donc pris pour cibles le plan Ecophyto issu du Grenelle de l’Environnement de 2018, et l’ANSES(Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), bien sûr sans la nommer explicitement, chargée depuis juillet 2015 par la loi LAAF des autorisations de mise en marché des formulations de pesticides telles que vendues aux professionnels.

C’est une « pause » du plan Ecophyto que le Ministre de l’agriculture a décrété. Une pause qui sera mise à profit pour changer l’indicateur des quantités de pesticides utilisés. Le NODU (nombre de doses unité hectare) avait le défaut de tenir compte de la différence « d’efficacité », pour que la substitution d’un produit utilisé au kg/ha par un autre utilisé au g/ha ne soit pas interprétée comme une diminution de l’usage des pesticides. Quatorze ans après sa mise en place le NODU 2022 « a légèrement augmenté » par rapport à sa référence de 2009 (11). Il était temps en effet de changer de politique, pardon d’indicateur. Même si ce plan ne brillait pas par son efficacité il avait le mérite d’exister, et donc de susciter dans un cadre voué à un objectif de diminution d’usage, des débats, sans toutefois aller jusqu’à des négociations…

L’ANSES était dans le collimateur ministériel depuis qu’elle avait en février 2023 procédé au retrait des principaux produits à base de S-Métolachlore, une substance active herbicide dont les métabolites étaient quantifiés dans 60 % des eaux brutes. Pour le même motif, quelques mois plus

tard, l’agence européenne EFSA procédait à son interdiction. Autrement dit l’ANSES avait appliqué la réglementation européenne (rappelons que les Etats sont chargés des AMM des produits et l’EFSA des substances actives), sans zèle excessif puisque les premières modélisations montraient déjà des risques de contamination des eaux souterraines et que l’EFSA en avait averti les Etats dès …. 2004 (12). Détail important le Ministre s’était exprimé en plein congrès de la FNSEA, demandant à l’ANSES une réévaluation de sa décision « parce que cette décision n’est pas alignée sur le calendrier européen et qu’elle tombe sans alternatives crédibles » (13). L’agence, monsieur le Ministre n’est pas chargée d’évaluer les alternatives aux produits qu’elle évalue, mais de vérifier que les critères d’exclusion définis par le règlement européen sont remplis. En d’autres termes les législateurs européens ont fixé le cadre, un règlement européen avec des « lignes rouges basées sur une expertise scientifique ». C’est l’expertise qu’il faut faire évoluer – par exemple pour la définition des ZNT (Zones de Non Traitement) riverains réduites actuellement à la portion congrue malgré les signaux qui s’accumulent (14) – mais ce n’est pas en la plaçant sous tutelle du politique que la situation s’améliorera. Ce n’est pas parce qu’une substance dangereuse pour la santé humaine ou persistante dans l’environnement n’a pas d’alternative qu’elle doit rester sur le marché. C’est inscrit dans la Loi et votre rôle est précisément de veiller à ce qu’elle soit mise en œuvre.

Au terme de ces quelques constats qui ne résument pas la crise agricole, on ne distingue que deux voies :

– la fuite en avant dans ce modèle productiviste, soutenable ni par les écosystèmes ni par la santé humaine, avec une petite niche pour une agriculture biologique visant la partie la plus aisée de la population….
– la négociation pour que soient discutés, et pas seulement entre le pouvoir et la FNSEA (dont le président, Arnaud Rousseau, très présent médiatiquement depuis le début du mouvement de colère des agriculteurs est par ailleurs président non exécutif d’Avril, un géant de l’agroalimentaire), toutes les alternatives permettant aux mondes agricoles de sortir des injonctions contradictoires (l’impératif de soumission aux marchés et celui de la transition écologique).

(1) https://www.alternatives-economiques.fr/dix-graphiques-comprendre-racines-de-colere-agricole/00109464

(2) https://www.insee.fr/fr/statistiques/5434584

(3) https://www.confederationpaysanne.fr/sites/1/articles/documents/CS%20401%20Dossier.pdf

(4) https://www.alternatives-economiques.fr/annonces-gouvernement-peuvent-eteindre-colere-agriculteurs/00109548

(5) https://www.cnrs.fr/fr/presse/lintensification-de-lagriculture-est-lorigine-de-la-disparition-des-oiseaux-en-europe

(6) https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0185809

(7) https://www.inrae.fr/actualites/impacts-produits-phytopharmaceutiques-biodiversite-services-ecosystemiques-resultats-lexpertise-scientifique-collective-inrae-ifremer

(8) https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/

(9) https://www.alternatives-economiques.fr/revendications-agriculteurs-defendable-ne/00109518

(10) https://www.lpo.fr/qui-sommes-nous/espace-presse/communiques/cp-2024/la-biodiversite-sacrifiee-sur-l-autel-de-la-crise-agricole

(11) Rapport du 14 décembre 2023 de la commission d’enquête sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire.

(12) https://alerte-medecins-pesticides.fr/ressources/dossier-s-metolachlore/

(13) https://www.ouest-france.fr/environnement/pesticides/interdiction-de-lherbicide-s-metolachlore-le-ministre-marc-fesneau-veut-faire-marche-arriere-49efc300-cf9e-11ed-a10f-5958f611860a

(14) https://presse.inserm.fr/une-etude-de-linserm-sinteresse-au-lien-entre-le-risque-de-leucemie-pediatrique-et-le-fait-dhabiter-a-proximite-de-vignes/67576/